Garage nocturne

Lobsang examinait ses découvertes. Rien d'extrêmement réjouissant, si ce n'est les trois tiges de fer qui pourraient intéresser Dan. Il les glissa dans son dos, sous sa ceinture, parallèlement à sa tringle. Son accoutrement devenait de plus en plus bizarre... Mais pas autant que celui de Dan, pensa-t-il. Il examina la clef de roue, il doutait que ça pu vraiment servir à faire un arc, mais il la mise tout de même sous sa ceinture, sur le côté droit. Son accoutrement devenait vraiment bizarre...
Et puis il se demanda, si ses compagnons de voyages ne s’étaient pas trop aventurés trop loin, et s’il pourrait les rattraper. Alors il se dirigea vers la porte du garage, sorti sa tête, et regarda dans la direction la plus évidente, celle vers laquelle le groupe s’était dirigé. Mais il put s’apercevoir que la nuit terne, triste et poussiéreuse, commençait à tomber et qu’il n’y avait aucune trace du groupe. Il poussa un soupir. Il tenta de se remémorer une journée aussi étrange, aussi éprouvante que celle-ci. Il crut un instant y parvenir, lorsqu’il pensa au jour où il avait failli se faire assassiner dans sa douche au Tibet, ce jour où il avait couru dans la montagne aussi loin que ses jambes l’avait mené, et où il avait découpé, seul dans le soir himalayen et glacé, en morceau de chair dégoulinant (mais encore fraiche), le corps de son assassin, en chantant des mantras. Mais en reconsidérant les évènements de la journée, il sut que c’était bien la plus étrange qu’il avait vécu jusqu’à présent. La main appuyée contre le montant de la porte, en regardant les cendres du monde, il se dit que le lendemain pouvait être tout aussi étrange. Il se retourna vers l’adolescente, et lui adressa la parole.

-Je ne les retrouverais pas, les autres… Du moins pas ce soir, je suis fatigué. Je vais méditer dans un coin, puis dormir. Si ça ne te dérange pas, bien sûr.

Emiline regarda le moine trouver quelques objets dans le garage qui serviraient sûrement à son groupe. Il eu l'air de vouloir repartir après ça, elle allait lui déconseiller de sortir après la tombé de la nuit car à ce moment là, Paris devenait encore plus dangereux qu'en plein jour.

Les charognards et les bêtes sauvages, homme et animaux mélangés, sortaient de leurs cachettes et transformaient les rues de la ville en un gigantesque guet-happant où les prédateurs ne crachaient pas sur de la viande fraîche. Il se ravisa pourtant et l'informa qu'il allait plutôt s'asseoir dans un coin du garage et méditer, bien sûr il lui accorda la possibilité de refuser sa présence dans son abris mais elle ne se sentait pas le courage et la cruauté de mettre cet homme, qui l'avait défendue face à ses propres compagnons, à la porte.

- Tu peux rester si tu le souhaite. Tu pourras plus facilement retrouver les autres demain. Par contre, j’avoue ne rien connaître à la méditation mais si tu reste ici toute la nuit tu vas mourir de froid, je dors dans la vieille camionnette là derrière, viens avec moi, tu y sera mieux. Par contre fais gaffe, ne me surprend pas dans mon sommeil, je te tirerais une balle dans la tête, réflexe.

Elle s'éloigna de Lobsang et se dirigea vers l'arrière du garage, là où avait filé le chat. Elle attendit de connaitre la décision de son nouveau colocataire avant de disparaître dans l'obscurité.

Le moine fut heureux d'apprendre que la jeune fille ne voulait pas le faire dormir dehors, dans la rue hostile et grouillante. Il sourit légèrement quand Emiline lui dit qu'il allait mourir de froid s'il ne se protégeait pas plus. Elle ne connaissait pas le Tibet et ses températures... Il pouvait dormir avec sa toge par des températures bien inférieures à zéro sans sentir la morsure du froid, ni succomber de faiblesse. Pour Lobsang, dans ce garage il faisait presque chaud. Il se rappela des hivers himalayens où le froid régnait en empereur des mois durant. Il se rappelait des tonnes de neige qui tombaient chaque jour, il se rappelait de ce soleil glacial, qui surplombait Lhassa, la capitale (appelée la "ville ensoleillée" presque ironiquement). Lobsang ravala son sourire quand Emiline reparla de lui tirer une balle dans la tête, par réflexe, dans le cas où il la "surprendrait" dans son sommeil. Lobsang ne compris pas vraiment de quoi elle voulait parler, mais il hocha tout de même la tête d'un air entendu.

- Bien, je dormirai tout près de l'entrée de la camionnette, je n'aurais pas froid. Je n'ai jamais froid. Je dormirais assis, ainsi je pourrai dormir de façon presque demi-consciente comme j'ai appris à le faire. (Il sourit au souvenir d'un moine qu'il avait connu et qui savait dormir avec un seul œil fermé.) Les nuits ne sont vraiment pas sures, je me réveillerai au moindre bruit hostile et trop proche.

Lobsang vit la silhouette de la jeune fille disparaitre dans l'obscurité de la camionnette. Il s'assit, récita des mantras bouddhistes dans sa tête pour ne pas gêner Emiline et commença sa méditation.

Emiline garda un visage neutre face à la réplique de Lobsang mais une fois à l'abris dans l'obscurité de la camionnette elle laissa un sourire étirer ses lèvres, cela faisait longtemps que ça ne lui était plus arrivé aussi naturellement et elle se laissa envahir par les émotions qui se déchaînaient dans son esprit.
Voilà bien longtemps que personne ne lui avait adressé la parole de cette façon, comme à un être humain, d’ailleurs personne ne parlait à qui que ce soit de cette manière à présent, ils étaient tous des bêtes, la seule différence était le contrôle que certains semblaient avoir sur leurs instincts bestial. Le moine semblait être de ceux qui pouvait rester humain malgré les horreurs vues et parfois commises.

Elle se coucha doucement sur le sol du véhicule et ferma les yeux, elle ne craignait pas de se faire attaquer dans son sommeil, elle avait confiance en Lobsang et possédait des réflexes en tir assez affûtés pour être en mesure de se défendre à la moindre aura menaçante qui s'approcherait d'elle. Elle entendit vaguement des cris au loin mais ne s'alerta pas, ça devait être les types qui squattait le cirque, elle les avait aperçut quelques jours au paravent mais n'avait pas été menacé alors elle n'allait pas se plaindre du bruit. Elle finit par s'endormir, priant un Dieu en qui elle ne croyait plus beaucoup pour un lendemain meilleur.

A moitié réveillé, Lobsang se demanda si le bruit qu’il venait d’entendre tout proche tenait plus de la cymbale tibétaine que d ‘un simple morceau de tôle tombant sur le sol. Mais ce qui l'intriguait le plus c'était la proximité de ce bruit. Pourquoi n'avait-il rien entendu approcher ? Pourquoi ne s'était-il pas réveillé au moindre bruit de pas ? Il tenta de regarder autour de lui, mais dans l’obscurité la plus totale, il ne vit rien. Alors il se dressa prudemment, la tringle à rideau à la main, et fit quelques pas un peu à tâtons. Il entendit alors une voix grave et pesante sortir du plafond. Un homme semblait s'y être caché. La voix disait ces mots :

- Ne bouge plus. Un pas de plus, et te voilà en Enfer.

Lobsang s’arrêta net. Il répondit, presque pour se convaincre lui-même, mais sans se laisser trop impressionner pour autant:

- L’Enfer n’existe pas, et s’il en est un, j’y suis déjà.

- Non, l’Enfer, il est au bout de mon arme. Si tu bouges maintenant : jamais plus tu ne bougeras.

- Jusqu’à ce que je me réincarne ! répondit Lobsang avec une arrogance qui lui ressemblait peu.

Lobsang fit un pas pour tenter de voir dans la pénombre, qui pouvait bien se cacher en hauteur, dans le noir, et lui donner des ordres. Il sentit alors une fléchette se planter brutalement dans son épaule, il sentit les muscles de ses membres le lâcher uns à uns, sa tête devenir lourde, et ses yeux se refermer.

Quand il rouvrit les yeux, il put examiner le visage d’un homme brun d’une trentaine d’année qui nettoyait minutieusement un scalpel, à la lumière du jour. Lobsang voulu tourner la tête, il ne put pas, il voulut bouger un bras, ce fut aussi un échec, il tenta de lever une jambe, mais il comprit qu’il était entièrement immobilisé. L’homme lui adressa la parole, il avait la même voix que celle qu’il avait entendu plus tôt, dans le noir.
- Tu es immobilisé à vie par le poison qui était contenu dans la fléchette, mais tu ressens quand même la douleur : c'est parfait. Tout d’abord, je vais dessiner un magnifique mandala sur ton ventre avec ce scalpel, puis, peu à peu, je veillerai à ce que tu n’aies plus un seul centimètre de peau qui ne soit embelli par le plus harmonieux de mes dessins au scalpel. Ne t’inquiètes pas, tu ne te videras pas de ton sang avant que j’ai fini mon œuvre, la lame sera chauffée à blanc.
Lobsang voulu protester mais il s'aperçu qu’il était aussi muet. Alors, avec la force de désespoir, il consacra toute son énergie dans un ultime effort pour lever son bras. A sa grande surprise, son bras s’éleva, mais se cassa au niveau du coude, comme de la porcelaine, et tomba lentement sur son visage qu’il ne pouvait écarter. Son morceau de bras s’écrasa lourdement sur son front impuissant, et il ne vit plus rien.




Lobsang se réveilla en un sursaut. Il avait dormi un peu plus profondément que ce qu’il avait prévu. Il regarda autour de lui, il était toujours dans ce garage minable et il pouvait entendre la respiration régulière de la jeune fille derrière lui. Tout allait bien. Il lui sembla que le jour n’allait pas tarder à se lever. Lobsang décida tout de même de méditer un peu sur son cauchemar. Son rêve l'intriguait, il était peut-être intéressant à analyser. Ca faisait de nombreux mois qu'il n'avait pas eu l'occasion de participer à un dialogue dans un rêve. Il ne tenterait pas de se rendormir, on lui avait appris à mesurer l'importance des rêves. De plus, il avait bien assez dormi.

Lobsang se tenait dans l’embrasure de la porte du garage. Il observait l’aube qui naissait dans la rue déserte et dévastée. Il avait le pressentiment qu’il lui faudrait se débrouiller seul à présent, ses compagnons froussards l’avaient probablement abandonné. Peut-être les retrouvera-t-il ? Oui, mais quand ? Il allait devoir survivre les jours à venir sans eux, et il était hors de question de s’encombrer d’une adolescente folle, violente et hystérique. Or, même seul, il voulait mener à bien la mission donnée par les Night Wolves. Du moins, il désirait rencontrer les survivants de la place d’Italie, il voulait savoir ce qu’était l’Agora.






Ses pensées ayant abandonnés l’espoir de trouver quoique ce soit de constructif en analysant son récent cauchemar, il était traversé par une autre idée. La veille, il avait vu plus d’une demi-douzaine d’hommes se faire fusiller. Un homme ayant en moyenne une trentaine de dents, ça faisait plus de deux cent dents qui avaient perdu leurs fonctions pour l’éternité. Fallut-il risquer sa vie dans l’espace à découvert que représentait le square André Tollet, c’était sûr, il les lui fallait. Sur place, il pourrait aussi troquer sa toge pourpre contre des habits occidentaux passant plus inaperçus de par la couleur et la forme. Si personne ne l’avait devancé, il pourrait fouiller les corps à la recherche d’une éventuelle pilule d’iode, d’un couteau, ou de tout autre chose utile à un survivant. Pour finir, il trouverait peut-être dans le square de fines et rigides branches de platanes pour se faire de potentielles flèches.
Il s’apprêtait à abandonner Emiline et à faire le chemin de la veille en sens inverse, lorsque son regard s’arrêta sur la camionnette. Il n’avait ni fouillé l’habitacle avant, ni le moteur. Il se dirigea vers l’avant du véhicule dans l’espoir de découvrir s’il n’y avait pas un reste d’autoradio, tout en faisant attention de ne pas réveiller la jeune fille. Après quoi, il avait dans l’idée de fouiller sous le capot de la camionnette à la recherche d’une courroie élastique assez solide pour construire un arc et donc bander une tige de fer ou de bois.

Au Bouton Rouge:

[Jet de dés : 7 et 18]


Tandis que la jeune fille semble encore dormir dans la camionnette, Lobsang la fouille (la camionnette) pour y dénicher quelque trésor. Il peut voir un autoradio dernier cri à droite du volant. Quand il s'approche, il entend une voix grésillante émettre doucement. Il remarque que la radio fonctionnait depuis leur arrivée, et qu'elle fonctionne manifestement encore. La voix est nasillarde et répète avec une pointe d'agacement.

- Hé, Dalai-Lama, tu reçois ? Tu reçois ? Allo, tu me reçois, mec ? Allo ? Grand Bouddha ? Si tu m'entends, tourne-toi vers la caméra au-dessus, à droite de la camionnette. Dépêche-toi, y'a des Corbacs qui arrivent dans la rue. Dans cinq minutes, le garage sera à leur niveau. Allo ? Tu entends ? Allo ? Dalai-Lama ? C'est l'heure de libérer le Tibet, bouge-toi...Allo...

Il fallait revoir tous les plans.


D’ailleurs, pourquoi faire des plans dans un monde aussi imprévisible, alors que même les structures les plus solides de l’anticipation peuvent être bouleversées en quelques secondes ? Pour combler le vide ? Pour se donner contenance ? Pour avancer ? Lobsang comprit que ce monde était constitué d’une matière instable, insaisissable et inattendue en tous ses aspects. C’était déjà un peu le cas, jadis. Mais dorénavant, le Monde – si le Chaos peut se nommer ainsi – accélérait le pas dans l’impermanence des choses.

Imaginant sans mal que l’autoradio ne pouvait seulement que transmettre le son d’une voix et non pas émettre la sienne, Lobsang garda le silence et chercha des yeux ce qui pouvait ressembler à une caméra à droite de la camionnette. Un peu en hauteur, il aperçut un boitier noir qui semblait le regarder avec suspicion. Il tendit l’oreille tout en réfléchissant.
S’il sortait rapidement de son garage, l’apercevrait-on ? Que ferait-il de la jeune fille ? Il la laisserait à son sort ? Quel sort ? N’étaient-ils pas assez cachés dans ce garage ? Non ? Où aller alors ?
Avec les mains, il fit un signe d’incompréhension devant la caméra.

La voix poursuivit après le manège de Lobsang.


- C'est bon, je te vois, tu me vois. Maintenant, si tu veux survivre, enlève les plaques de capots posées contre le mur en face de la camionnette. Il y a une porte dérobée qui donne sur le sous-sol. A droite de l'escalier, tu verras une commode de mécano. Si tu veux survivre, pousse la commode, rentre dans le tunnel et rejoins-moi. N'oublie pas de remettre la commode à sa place.


Un temps de silence. La voix reprend tranquillement.


- Quant à la fille, que vas-tu faire ? Je suis curieux...Vous n'êtes pas en couple, même pas amis...une étrangère à sauver, au risque d'y laisser la vie. Que vas-tu faire, monsieur le Bouddha ? N'oublie pas de te dépêcher.


Un petit rire salue la fin de sa réplique, lâchant derrière lui un silence pesant.

Ses yeux s'ouvrirent sur le vide alors que les mots qui sortaient de la radio devenaient vaguement compréhensibles pour son esprit embrouillé. Elle se leva et vit le moine qui regardait un coin de la camionnette d'un air interrogatif.

Il est con ou quoi, c'est pas le seigneur qui va v'nir lui donner des réponses !  

- Allez Machin on se bouge, je suis peut être cinglée après tout ce bordel mais même moi je sais qu'y faut pas traîner maintenant. Prend ta ...heu... tringle ?? et on sort d'ici.

Elle rassembla ses maigres possessions et mit son arme dans une poche fixé à sa ceinture, elle avait bien essayé de la mettre à l'arrière de son jean comme dans les séries américaines mais c'était horriblement gênant pour courir, sont cons les américains, bref elle mit son sac sur son dos et attendit que le moine se joigne à elle. Elle avait trouvé un type presque aussi malade qu'elle mais qui ne semblait pas être un fou d'la gâchette elle n'allait pas le laisser partir sans elle.

Copain !!! euh...non. Allié dans ce monde de malades !!! ouais c'est mieux...

La voix retentit de nouveau au son de la voix féminine.


- Tiens, voilà que la foldingue de la gâchette reprend vie. Vous avez un de ces timings, ça a gâché mon café. J'attendais que le moine "je m'habille comme un phare dans la nuit" prenne une décision putassière...bon, je préviens, pas d'armes, pas de coups fourrés, pas de cris de pisseuses de pendant les règles. Je bosse dans le silence, et je bosse toujours le dos tourné à mes interlocuteurs. Remuez l'info dans votre sac à neurones le temps de venir ici. Capiche ?

Oui en effet, le temps presse.


Le moine, qui n’avait hélas rien d’autre à emporter que ce qu’il avait à la ceinture, déplaça les plaques de capots posées contre le mur en face de la camionnette pendant que la jeune fille rassemblait ses affaires. Il procédait assez rapidement mais avec le plus de légèreté possible pour éviter de faire tout un vacarme. Il ouvrit la petite porte, fit passer Emiline en premier et il replaça la tôle contre la porte avant de refermer derrière lui. Sans même jeter un seul coup d’œil dans la pièce, il se dépêcha d’aider la jeune fille à déplacer la commode. Ils s’engouffrèrent tous deux dans le tunnel, sans savoir s’ils fuyaient le loup ou s’ils se jetaient dans la gueule d’un autre animal tout aussi asocial. La commode remise en place, Lobsang ouvrit la marche d’un pas plus ou moins assuré.

Fin du sujet. Suite dans la Rotonde.

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